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04 mai 2007

Un homme étrange

Dans mes vieux carnets, j’ai retrouvé et relu ceci :

Cet homme est étrange. Silencieux et solitaire. Il a environ quatre-vingts ans, aujourd’hui. Souvent, il va s’enfoncer dans la forêt, sur la butte toute proche, d’un pas tranquille, sourd à la vie du monde qui l’entoure. Parfois il arpente les remparts de la ville, les mains dans les poches, insouciant, détaché des rumeurs de la vie. Il va…

Je l’ai pourtant connu exubérant, tenace, accrocheur, travailleur.

Apprenti dans une usine sidérurgique où travaillait déjà son père, il a, avec trois cents autres élèves, opposé la force du silence et de l’immobilité au discours d’un envoyé de Pétain venu pour les endoctriner. A seize ans, il a triché sur son âge pour s’engager dans l’armée française, en 1940. Il y a quelques années seulement, il fallait entendre avec quel enthousiasme il racontait cette époque. Une expérience qui l’a marqué à vie, bien qu’il s’en défendît toujours. Il n’empêche qu’il évoquait, dans nos conversations, certains rêves où il revivait ce passé. Il se souvenait avec nostalgie de l’accueil que, en compagnie d’autres jeunes recrues, il avait reçu de la part des anciens. Ces derniers leur avaient offert un repas, conscients que tous ces jeunes étaient mal nourris à cause des privations qui sévissaient dans le civil, pendant la guerre. Il avait mesuré l’émotion palpable de ces vieux loups devant le spectacle de leur gourmandise, de leur goinfrerie, tant ils avaient été privés. Il se rappelait que cela avait créé un lien immédiat entre les seniors (comme il disait) et eux. Il ne pouvait s’empêcher de parler de son ami, engagé comme lui. Ils étaient du même quartier. A la Libération , on leur avait proposé un engagement pour l’Indochine. Il avait refusé, cette guerre lui était inacceptable, il le clamait haut et fort. Il avait même failli connaître des ennuis pour sa prise de position. Mais il a tenu bon. Son ami a signé. Il fut tué le lendemain de son arrivée sur ce sol lointain. Je suis sûr que son souvenir le hante encore aujourd’hui…

Il a été militant. Politiquement, syndicalement. Il a lutté contre l’injustice sociale, contre la misère sociale. Il a tout de suite senti, disait-il, que la politique du général De Gaulle serait le début de la remise en cause de l’application des lois issues du Conseil de la Résistance qu’il avait du accepter. Selon lui, ce n’était qu’une tactique. Il a toujours été fidèle à ses engagements.  Ce qui, d’ailleurs, a provoqué plusieurs licenciements et leurs cortèges de difficultés.

Toute cette activité ne l’a pas empêché de fonder une famille et d’avoir quatre enfants, bien établis aujourd’hui. J’admire cette vie pleine, dont j’ai retracé peu d’évènements et de faits. Mais il en a raconté des centaines, tous aussi intenses les uns que les autres, et dans des domaines variés. Je lui ai proposé à plusieurs reprises d’écrire avec lui sa biographie si riche. Il n’a jamais accepté, prétextant que « ce n’était pas intéressant »…

 

Aujourd’hui il est cet homme âgé étrange… qui court la forêt, qui musarde dans les remparts et qui, désormais, se tait.